Le Temps à l'école , Dominique DECONINCK

Temps libre

NUMÉRO


2026

Novembre. Comme pour tous les chefs d’établissement, c’est le moment des inscriptions pour la rentrée suivante dans mon école. Il est tôt ce matin-là dans mon bureau. Les parents de Théo s’installent, manteaux sur les dossiers des chaises, main furtivement passée dans la chevelure du garçonnet. On se sourit, Théo choisit les genoux de sa mère puis redescend après avoir aperçu la malle aux livres posée sur le tapis. Les parents et moi faisons connaissance, ils viennent inscrire leur enfant en maternelle. C’est fluide, sympathique. Et puis cette phrase « Nous, ce qu’on veut, c’est qu’il ait un avenir assuré, qu’il fasse des études supérieures dans de bonnes conditions pour avoir une situation stable plus tard ». Je regarde Théo, 3 ans, plongé dans un album illustré, à plat ventre et les pieds en l’air, pour qui le futur est la page suivante de son livre. Je perçois chez les parents de Théo un peu d’inquiétude au sujet de l’avenir lointain de leur enfant, je perçois chez Théo, alors debout, la main sur la poignée de la porte, beaucoup d’enthousiasme pour ce qui va suivre : la visite de la classe. Son temps se conjugue au présent.

Je pourrais décrire de multiples situations d’école où cet écart entre le temps des parents et le temps de mes élèves s’est révélé. Plus globalement, entre le temps des adultes et le temps des enfants. Au cours de mes années d’enseignement en élémentaire, je me souviens avoir dû m’accommoder de cette réalité, la contraindre parfois mais aussi m’en servir pour ajuster la vie pédagogique dans ma classe.

Le temps, une expérience sensible

Pour les enfants, le temps est d’abord une expérience. Je me souviens avoir emmené mes élèves dans un musée-école où il était possible de vivre en immersion dans une école des années 50. Encrier, blouses, affiches de leçons de choses, bons points, bonnets d’âne. Pour l’enseignante que j’étais, la séance se rattachait à un objectif de maîtrise du temps chronologique qui s’inscrit dans les faits historiques. Le temps perçu permettra le temps conçu. C’était dans les programmes. Je ne sais pas ce qui aura, dans cette sortie, contribué au développement de la notion abstraite de temps chez mes élèves, mais la compassion éprouvée pour les écoliers d’avant était puissante. Aller en récréation avec son cahier raturé attaché dans le dos et un bonnet d’âne sur la tête a suscité un vif émoi et d’une séance d’histoire nous sommes passés à des débats animés sur le sentiment de honte, le scandale des pratiques des adultes à l’époque, l’empathie entre enfants et autres sujets qui alimenteraient facilement, aujourd’hui, quelques séances d’Evar (Éducation à la vie affective et relationnelle). Après cette visite au musée-école je crois que mes élèves parleront du temps de « l’école d’avant » sans se soucier d’un vocabulaire temporel, sans penser à le situer sur une frise chronologique, mais en relatant des faits passés avec toute leur sensibilité.

Il en allait de même chaque année en CE1 lorsque ma collègue se lançait dans la réalisation d’arbres généalogiques avec ses élèves. Il s’agissait là aussi de poursuivre un objectif précis lié à la conscience du temps qui passe. Les arbres prenaient évidemment des styles différents. Les photos des fratries, parents, grands-parents et autres aïeux, collées à la hâte ou soigneusement disposées, mettaient en scène ce qu’on peut rencontrer dans la vraie vie, de la famille classique à celles dont la composition nécessitait un espace ingénieusement exploité. Ma collègue, soucieuse de son objectif pédagogique, se focalisait sur le lexique temporel à utiliser lors des présentations, mais les enfants eux se régalaient du pépé qui fume, de l’arrière-grand-mère en noir et blanc, ou chuchotaient à propos de l’affiche où il n’y avait pas de papa.

Les pratiques d’évaluation à l’épreuve du temps

Apprendre prend du temps. À l’école, les temps courts et les temps longs se côtoient, et parfois s’entrechoquent. La question de l’évaluation des élèves en est la meilleure illustration. Pour les enseignants, les apprentissages qui se déroulent tout au long de l’année scolaire sont jalonnés d’évaluations. Contrôles. DST. Interros. Nous avons tous appris la différence entre évaluation formative, au fil de l’eau, et évaluation sommative, arrêt sur image, la note. Celle qui va compter dans le bulletin. Celle qui a du pouvoir sur l’avenir. Alors que les enseignants savent bien que les apprentissages s’ancrent et se densifient sur un temps long, avec ses périodes de fulgurance et ses moments de pause voire de recul, le système de l’école compresse ce temps et aboutit finalement à une forme d’injustice : lorsque l’évaluation révèle un manque, une maîtrise insuffisante, elle renvoie la faute à l’élève alors qu’il aurait juste fallu, parfois, attendre encore un peu, reporter l’évaluation afin de donner un peu plus de temps à l’apprentissage, laisser l’élève s’emparer de son cheminement, s’engager réellement. Il y a là une forme de schizophrénie institutionnelle, aux logiques temporelles contradictoires.


« En naviguant au gré des imprévus, des occasions, des intérêts nouveaux, le projet avait pris une forme que je n’aurais pas pu planifier. »


Ce que l’élève ne sait pas, c’est juste qu’il ne le sait « pas encore » et non que ce manque est une tare à jamais. Dans le système d’évaluation dit du Portfolio, sont regroupées des traces concrètes du travail de l’élève : productions écrites dans divers domaines et sous différentes formes, projets, photos, enregistrements, autoévaluations… Le portfolio met en avant l’évolution de l’élève plutôt que de le juger à partir d’un résultat final en temps imposé. À l’occasion de visites dans des écoles en Belgique qui s’inspirent de pédagogies actives, j’ai pu constater à quel point les élèves, à tout âge, avaient la main sur le temps des apprentissages grâce à différentes modalités pédagogiques comme le plan de travail, allant jusqu’à la maîtrise du moment de l’évaluation. À Bruxelles, un grand établissement secondaire à pédagogie Freinet avait, lors de sa journée « Portes ouvertes », installé des stands thématiques où les élèves expliquaient eux-mêmes aux visiteurs leur vie de collégien. Je me souviens avoir été surprise, au stand des sciences, du niveau de connaissance d’un jeune garçon d’environ 12 ans qui avait choisi de travailler sur un matériau rare utilisé dans le bâtiment et l’armée, le fluide non newtonien dilatant, qu’il me présenta avec enthousiasme. À l’évidence, il avait lui-même créé son propre programme d’apprentissage et avait été maître de son temps. Lorsqu’il a estimé pouvoir présenter sa recherche à son professeur, il a choisi avec ce dernier un moment d’exposé. Ainsi a été prévue l’évaluation, à l’oral devant un groupe d’élèves, à partir de documents écrits et vidéos. Les savoirs acquis et la méthode employée avait alors permis une validation dans le bloc de compétences attendues pour cette discipline. Comment penser une telle réussite dans un temps contraint, imposé, extérieur ? C’est bien la liberté de la temporalité qui a permis à ce garçon de réussir.

L’imprévu, un joyau temporel

Le temps des enseignants, si cadré soit-il, est un temps où s’exerce une forme de liberté féconde, où l’imprévu est source de créativité. Il y a quelques années, alors enseignante en CM2, j’ai collaboré avec un artiste plasticien autour de la thématique du monstre. Dans ma programmation, le projet débutait début janvier et s’étendrait sur 4 semaines. Il durera finalement six mois. Avant de lancer l’activité plastique autour de masques, nous avions organisé un débat autour de la question du monstre intérieur qui sommeille en chacun de nous. Surprise par la maturité des paroles de mes élèves, je décidai de les lancer sur des écrits. L’emploi du temps s’en était trouvé bouleversé cette semaine-là, les ateliers d’écriture nécessitant du temps. Cette phase de réflexion avait nourri l’imagination des enfants et la confection des masques à partir de matériaux de récupération dura longtemps. Ma classe jonchée de tissus, bouchons, tuyaux, cartons, ferraille ne pouvait pas être rangée avant la fin de la phase finale. Je m’accordai cette liberté et laissai les enfants finaliser leurs masques. C’est alors qu’entrèrent en scène, un peu par hasard, deux photographes professionnels. Impressionnés par la puissance visuelle des masques, le projet se poursuivit avec eux. Ils installèrent un studio éphémère dans la cour et les prises de vues s’enchainèrent sur plusieurs jours. Les enfants créaient leur scénario pour poser, en cohérence avec leur masque-monstre. Les tirages arrivèrent à l’école un peu plus tard. C’était fabuleux. Les deux photographes nous proposèrent alors des prises de vue sur les toits de Paris, le projet repartait ! Présentées à un concours photo, nos images ont retenu l’attention du jury et nous avons gagné un tirage en immense format ainsi qu’un affichage public inauguré avec toute la classe. Nous étions alors fin juin… En naviguant au gré des imprévus, des occasions, des intérêts nouveaux, le projet avait pris une forme que je n’aurais pas pu planifier. A l’écoute des évènements, j’avais senti qu’il était important de prendre des libertés avec le temps, presque le laisser faire, le suivre plutôt que le contrôler.

En septembre 2024, a été diffusée sur Arte une série télévisée originale : Ceux qui rougissent. Depuis le début de l’année, les élèves d’un lycée apprennent le Songe d’une nuit d’été avec leur professeur, jusqu’à ce que l’arrivée d’un remplaçant bouleverse le fragile équilibre du groupe. Si la méthode du nouveau professeur tranche avec celle de la titulaire, la temporalité va, elle aussi, être bouleversée. Jusqu’alors, les élèves apprenaient leur texte, pour leur rôle, dans un temps qui semble linéaire et teinté d’ennui. Le nouveau professeur fait voler en éclat la dynamique du groupe. Il redistribue les rôles, pousse les élèves dans leurs retranchements, fait vivre la troupe différemment. Les propositions de jeu s’enchaînent et révèlent toujours plus les jeunes à eux-mêmes et aux autres. La question du temps est majeure, d’une impression de pause au début de la série, comme un temps qui n’existe pas, se déroule sous nos yeux de spectateurs une mutation lente mais sûre, palpable, dans une temporalité forte, dense. Le professeur, Julien Gaspar-Oliveri, dans son propre rôle, se laisse faire par ce qui arrive tout en gardant sa ligne de fond. Il prend des libertés avec les évènements, avec le temps. Ce qui devrait être rapide peut durer, et inversement. Et le groupe avance. Jusqu’à une date butoir, annoncée depuis longtemps, celle de la représentation. Et là encore un imprévu va s’imposer. Que le temps soit une expérience, qu’il questionne les pratiques évaluatives ou qu’il compose avec les imprévus, il est toujours question de liberté lorsque l’on parle du temps dans nos vies. Cela peut sembler contre intuitif car le temps file malgré nous, il se mesure, il s’envisage au passé, au présent, au futur, on en voudrait davantage pour mieux travailler ou mieux en profiter. Mais, finalement, n’avons-nous pas la main sur le temps dans nos vies ? Le marchand du Petit Prince, de Saint-Exupéry, vend des pilules contre la soif qui font économiser cinquante-trois minutes par semaine, pour ainsi faire ce que l’on veut sans perdre du temps à boire. Le Petit Prince lui dit : « Moi, si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine… ». J’y lis une forme de résistance qui m’inspire.