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Le Temps à l'école , Laurent TESSIER , Stéphanie CHAUVEAU

Scroller, passer le temps, perdre son temps ?

Stéphanie CHAUVEAU : Comment est venue l’envie d’écrire à propos de cette activité a priori banale : « scroller », c’est-à-dire le fait de faire défiler des contenus sur des écrans ?

Laurent TESSIER : Depuis une vingtaine d’années, je travaille sur les usages éducatifs du numérique à l’école et à l’université. J’ai travaillé principalement sur la manière dont on concevait des dispositifs pour accompagner les élèves dans la construction de compétences numériques et d’un regard critique sur les technologies. Au cours de ces années, en suivant les évolutions conceptuelles, idéologiques, technologiques, qui ont marqué l’éducation numérique, j’ai notamment observé comment on était progressivement passés en France d’un modèle qu’on appelait les TICE (pour Technologies de l’information et de la communication pour l’éducation ou pour l’enseignement) à un modèle aujourd’hui prédominant, qu’on nomme le plus souvent par son appellation anglo-saxonne : les EdTech. Je ne détaille pas ici tout ce qu’implique ce changement de paradigme dans la manière de concevoir ce que doit ou ne doit pas être l’éducation au numérique mais je note simplement que ce changement se traduit par une tension forte. Le modèle des EdTech repose sur l’idée selon laquelle nous nous trouvons plongés dans un monde de plus en plus numérisé et que, par conséquent, les élèves doivent acquérir de plus en plus vite des compétences sur ces technologies. On voit bien les injonctions politiques actuelles à avancer toujours plus vite, par exemple sur la question de l’intelligence artificielle. Et en même temps, on est aussi confrontés à des discours extrêmement alarmistes, qui ont toujours existé en France mais qui, ces dernières années, ont pris encore plus d’importance, à propos des dangers du numérique, et en particulier des réseaux sociaux, qui auraient une influence néfaste sur la construction des enfants, des adolescents et des jeunes. C’est ce qui m’a donné envie de creuser cette question spécifique du « scroll », c’est-à-dire du fait de passer du temps sur son téléphone, sur différents outils numériques, à parcourir des contenus, que ce soit sur les réseaux sociaux ou via d’autres types de plateformes. Parce que cette activité me semblait être au cœur de ces tensions.

Stéphanie CHAUVEAU : Comment expliquez-vous que cette pratique soit aussi stigmatisée et en même temps aussi courante, chez les jeunes comme chez les adultes ?

Laurent TESSIER : Justement, c’est l’une des choses qui me frappe et qui a été l’un des points de départ de cet ouvrage. Ce sont les discours très culpabilisants sur les usages du numérique, et en particulier des réseaux sociaux, qui s’expriment notamment à travers un prisme, qui à mon avis est assez problématique, qui est celui du temps d’écran. À mon avis, c’est une manière d’aborder l’éducation au numérique qui n’est pas satisfaisante parce qu’elle est trop restrictive et surtout parce qu’elle crée une forme de stigmatisation à la fois vis-à-vis des enfants et des parents qui est injuste ou en tout cas paradoxale. La chercheuse américaine Melissa Morgenlander utilise le terme « screen time shaming » (la honte liée au temps d’écran), pour décrire ce phénomène. Pour les parents, contrôler le temps d’écran des enfants est compliqué : c’est difficile techniquement et puis c’est difficile parce que les parents, dans le monde actuel, ont des modes de vie qui les amènent à passer eux aussi beaucoup de temps sur leurs écrans. Mais au-delà des parents, cette culpabilisation est surtout exercée directement sur les adolescents et les jeunes. Une des choses qui me touche, c’est l’internalisation par les jeunes eux-mêmes de cette culpabilisation : le fait qu’ils ont eux-mêmes une conscience aiguë du problème, le sentiment que l’utilisation trop forte des réseaux sociaux a un impact sur leurs capacités cognitives, sur leurs compétences sociales. C’est un thème qui, d’ailleurs, a été tourné en dérision sur les réseaux sociaux avec un mot-clé qui était « Brainrot », c’est-à-dire littéralement le « cerveau pourri ». Sur un mode ironique, les adolescents s’accusent : notre génération a un cerveau pourri, nous sommes en train de nous détruire. Quand on discute avec eux, il y a vraiment cette idée que leur génération est littéralement détruite par les usages du numérique. À partir de là, un des enjeux éducatifs important pour moi est d’échapper à cette vision apocalyptique et de réfléchir concrètement avec eux, non pas contre eux ou sur eux, pour développer de bons usages, un regard critique et surtout un rapport sain à ces outils. 


« Je ne voulais pas juste prendre une posture morale en reprochant à d’autres de perdre du temps sur les réseaux sociaux mais interroger concrètement les moments où j’ai moi-même l’impression de perdre mon temps. »


Stéphanie CHAUVEAU : Les adultes reprochent souvent aux jeunes générations de perdre du temps. Qu’en pensez-vous ?

Laurent TESSIER : En réalité, les adultes passent eux aussi beaucoup de temps à scroller de différentes manières dans des contenus numériques, sur ou hors temps professionnel. Cela peut passer par Instagram, LinkedIn mais aussi par toutes sortes de contenus comme les mails, les présentations PowerPoint ou des plateformes type Netflix. Les adultes qui écrivent sur ces questions et qui expliquent que notre société est corrompue par les usages numériques ne sont d’ailleurs pas les derniers à en faire usage. C’est pourquoi j’ai choisi la forme d’un essai, dans un format un peu inhabituel, pour interroger mes propres pratiques, et ne pas reproduire cette position surplombante de l’universitaire ou de l’intellectuel qui donne des leçons aux jeunes (ou au reste de la population). Je ne voulais pas juste prendre une posture morale en reprochant à d’autres de perdre du temps sur les réseaux sociaux mais interroger concrètement les moments où j’ai moi-même l’impression de perdre mon temps. Cette question de la perte de temps est centrale dans les critiques émises sur les usages des réseaux sociaux et du numérique au sens large. Mais si l’on veut porter cette critique de manière conséquente, il est nécessaire de différencier deux concepts proches : le fait de perdre son temps et celui de passer le temps. La différence, d’après moi, est que la perte de temps peut être non intentionnelle. En tout bonne foi, on imagine faire quelque chose d’utile, alors qu’en fait, on perd son temps. Passer le temps au contraire, c’est une véritable « technique de soi » au sens de Michel Foucault, une technique qui va nous permettre de faire accélérer subjectivement le temps en le remplissant d’une multiplicité de contenus (numériques ou autres). C’est là que se trouve la véritable question, à mon sens : pourquoi faire intentionnellement passer le temps plus rapidement, alors même que nous avons conscience de la cruelle limitation de cette ressource ? 

Stéphanie CHAUVEAU : Le sous-titre de votre livre est « l’Art de faire défiler le temps ». Peut-on parler d’art, de culture dans cette activité ? 

Laurent TESSIER : D’après ce que j’ai observé dans mes travaux, scroller n’implique pas nécessairement d’être passif vis-à-vis de ces outils, au contraire. Le terme même « scroller » indique la mise en œuvre d’un geste volontaire visant à maîtriser l’avalanche de contenus à laquelle nous sommes soumis. À nous de décider de nous arrêter sur un contenu ou de le faire passer. Les utilisateurs que j’observe ont d’ailleurs bien souvent une forme de réflexivité vis-à-vis de leurs usages, de construction progressive de leur « timeline », de leur flux. Ils peuvent se dire : « ça je vais le garder », « ça je vais le supprimer ». Ces choix vont contribuer à orienter, à sculpter ce flux de contenus de manière à l’adapter à ses propres attentes. Il s’agit d’un travail assez subtil. Cependant, l’expérience du scroll ne dépend pas uniquement des utilisateurs finaux que nous sommes. La question structurelle, la manière dont les plateformes sont conçues, est elle aussi centrale. Typiquement, j’étais moi-même un utilisateur régulier de Twitter avant son rachat par Elon Musk. Tout à coup, nous sommes passés d’un outil qui pouvait avoir des défauts, mais qui présentait un véritable intérêt (en termes de veille professionnelle, d’échanges politiques) à un outil complètement inutilisable du fait de la modification de son algorithme. Quand on parle des possibilités d’appropriation positives de ces outils, il ne faut pas pour autant laisser de côté les problèmes collectifs, démocratiques, qu’ils peuvent poser.

Stéphanie CHAUVEAU : Le titre de ce numéro du Maître intérieur est « le Temps à l’école ». D’après-vous est-il possible d’éduquer à mieux utiliser son temps en ligne ?

Laurent TESSIER :  Absolument ! Je pense que nous pourrions éduquer à mieux utiliser les réseaux sociaux, les plateformes, Internet. Pour l’instant, nous le faisons assez peu. Nous en restons à cette approche culpabilisante, centrée sur des questions externes comme le temps d’écran. Nous ne traitons pas les contenus eux-mêmes, l’identification de leur pertinence. L’apprentissage des usages positifs ou négatifs, les jeunes le font seuls, en explorant par eux-mêmes les outils à leur disposition. On peut par exemple penser à un outil comme Letterboxd qui permet de répertorier, de classer les films vus et de les partager avec ses amis. Cette application joue aujourd’hui un rôle intéressant dans la construction d’une cinéphilie chez beaucoup de jeunes. Typiquement, ce type de pratique n’est pas abordé dans le cadre scolaire. En termes d’éducation au numérique, les seuls objectifs que nous proposons aux jeunes sont d’un côté d’augmenter leur productivité professionnelle et de l’autre d’arriver à une forme d’abstinence. Nous oublions d’accompagner les jeunes dans la construction d’usages numériques positifs, notamment en développant un rapport au temps qui les prémunisse des injonctions permanentes à l’accélération que portent ces outils.