Entretien croisé entre Alexandre ABELLAN, directeur de l’établissement, et Amélie MAZZEGA, coach et facilitatrice de la démarche.
Amélie MAZZEGA – coach et facilitatrice : Nous avons fait connaissance pour la première fois en 2022, peu après votre arrivée comme directeur de NDS à Istanbul. L’établissement, pourtant fort de sa réputation et riche d’une longue tradition, traversait une phase de questionnement et d’ajustement. La crise du Covid n’avait fait qu’aggraver les contraintes fortes pesant sur les équipes, dans un contexte national où l’enseignement du français évoluait rapidement et où la concurrence entre lycées étrangers se renforçait. Il n’est pas simple de faire vivre un héritage éducatif d’inspiration chrétienne dans un pays majoritairement musulman, avec tout le tact et la compréhension culturelle que cela suppose ; et nous nous sommes trouvés face à une communauté éducative fière de son appartenance, mais un peu crispée sur ses rites et traditions.
Dans ce contexte, vous avez très vite cherché à mobiliser le nouveau conseil de direction autour d’une dynamique de revue du projet d’établissement, que vous espériez fédératrice et régénérante… comme une sorte d’urgence ressentie pour faire face au contexte de l’époque ?
Alexandre ABELLAN – directeur : Oui, c’est surtout la pression concurrentielle qui m’a alors mis dans une forme d’urgence. Dans un environnement où les lycées étrangers se réinventent rapidement, où les familles comparent, évaluent, et projettent, j’ai eu le sentiment qu’il fallait réagir vite pour que l’établissement ne décroche pas. Lorsque je suis arrivé à NDS Istanbul, je sortais d’un travail de fond dans mon précédent établissement ; j’avais de l’élan, des idées. On m’a transmis un « plan stratégique » qui ne correspondait en rien à la conception que je me fais d’un véritable projet d’établissement et, avec impatience, j‘ai voulu repartir immédiatement sur une nouvelle démarche. Avec le recul, je comprends que cette perception, même légitime, m’a poussé à privilégier l’action immédiate au détriment du temps nécessaire de l’observation. J’ai voulu répondre trop vite à un défi extérieur, alors que la véritable transformation devait d’abord venir de l’intérieur. Cette première tentative avortée m’a appris ce que pourtant je croyais savoir, qu’on ne construit rien de durable sans commencer par écouter. C’est d’ailleurs ce sur quoi vous avez insisté, Amélie, lorsque nous avons repris ensemble la démarche en 2024 : prendre le temps de comprendre en profondeur l’institution, la congrégation qui la porte, son histoire, ce qui fait son équilibre et ses forces, et surtout les personnes qui la font vivre.
« Cette première tentative avortée m’a appris ce que pourtant je croyais savoir, qu’on ne construit rien de durable sans commencer par écouter... »
Amélie Mazzega : Je me souviens bien de nos échanges à ce moment-là en effet. Élaborer un projet d’établissement, ce n’est pas superposer un modèle ou appliquer une méthode prédéfinie. C’est un travail de fond qui part de l’ADN de l’institution : ses valeurs, sa vision, et sa mission. Dans le cas de NDS Istanbul, il s’agissait d’abord de retourner aux sources en actualisant le projet éducatif, en lien avec les tutelles dont la collaboration étroite était rendue plus nécessaire encore par le contexte du pays. La question du sens de la présence des Sœurs de Sion en Turquie ne pouvait être éludée au prétexte de conditions politiques, culturelles et religieuses locales toujours susceptibles de la remettre en cause. Il fallait au contraire réussir à mettre la « Charte Internationale des Établissements Notre-Dame de Sion » au cœur de la démarche, humblement mais résolument, pour en garantir le caractère authentiquement participatif et multiculturel. Au moment de votreprise de poste, le temps n’était pas propice, toutes ces conditions n’étaient pas réunies. Il fallait se donner du temps, pour gagner la confiance des équipes, développer leur maturité et creuser leur disponibilité intérieure. En 2024, le moment opportun, Kairos en grec, était venu.
Alexandre Abellan : Exactement, dans la vie d’une école, Chronos règne en maître. Les emplois du temps qui s’enchaînent, les réunions à caler, les bulletins, les échéances réglementaires, les urgences quotidiennes. C’est dans ce flux permanent – ce Chronos qui presse, découpe, contraint – qu’a émergé en décembre 2024 la décision importante pour la direction : celle de lancer enfin cette démarche collective qui mûrissait depuis longtemps : « maintenant, on y va. » Le lycée avait retrouvé de la stabilité après le tremblement qu’opère l’arrivée d’un nouveau chef d’établissement. Les équipes étaient plus sereines, et moi-même j’avais changé : j’étais devenu capable de ralentir, d’observer, de laisser émerger. Et de mettre en pratique une valeur fondatrice des Sœurs de Sion : l’écoute active. Et c’est là que nous avons senti qu’il serait bon de nous accorder du temps : un temps lent, assumé, presque à contre-courant de ce que réclame le quotidien d’un établissement. Un temps pour comprendre avant de décider.
Amélie Mazzega : Nous avons démarré avec un Comité de Pilotage restreint à 8 personnes, mais néanmoins représentatif : de la tutelle, de la direction, des enseignants et du personnel administratif. Ensemble nous avons constitué par cooptation ce noyau solide de personnes engagées, prêtes à entrer dans une réflexion profonde sur l’identité éducative de l’établissement et sur la manière dont elle pouvait dialoguer avec le contexte turc contemporain.
C’est là qu’a commencé notre vrai travail. Ce temps de retrait était essentiel, et filer la métaphore de Marthe et Marie peut nous permettre de comprendre en quoi. Au quotidien, c’est Marthe qui s’active en chacun, pris dans les échéances, les urgences à gérer, le devoir présent pour que vive l’établissement. Dans le Copil, c’est le temps de Marie qui s’est proposé : s’arrêter, s’extraire des contingences pour écouter et discerner.
« Au quotidien, c’est Marthe qui s’active en chacun, pris dans les échéances, les urgences à gérer, le devoir présent pour que vive l’établissement. Dans le Copil, c’est le temps de Marie qui s’est proposé : s’arrêter, s’extraire des contingences pour écouter et discerner. »
Cette reconnexion à la source, dont la densité a été ressentie par tous, a permis d’enraciner solidement la démarche dans un autre temps, celui d’Aiôn. Aiôn, en grec, brise la logique chronologique pour venir creuser une verticalité en spirale où permanence et vision à long-terme cohabitent.
Alexandre Abellan : C’est tout à fait cela. En prenant ce temps, en assumant cet espace de respiration et de profondeur, nous avons choisi « la meilleure part » : celle qui permet à notre travail d’être habité, cohérent et porteur d’avenir. Nous ne nous le rappelons jamais assez : dans une institution scolaire, l’équilibre entre l’action et le recul est essentiel. La qualité de notre service dépend de la qualité du temps que nous consacrons à la réflexion partagée. S’agiter frénétiquement en tous sens ne mène à rien, sinon à s’oublier et à se détourner de soi-même. Et même si notre destin nous rapproche de Marthe, épousseter et balayer, il faut faire cela avec concentration et lenteur. Chaque geste alors, même le plus banal, peut acquérir poids, densité. « Dieu est présent, disait sainte Thérèse d’Avila, jusqu’au fond des casseroles. »
Amélie Mazzega : Une fois ce projet éducatif revisité, le Kairos est venu d’ouvrir la réflexion à une participation plus large, afin de recueillir les ressentis, les besoins et les attentes de l’équipe, des élèves mais aussi de leur famille. Nous avons alors mis en place, sur la base du volontariat, un groupe de travail plus large, pour construire un projet d’établissement qui s’attache à prendre en compte les « signes des temps. » Nous nous sommes donnés pour cela presque une année scolaire, inaugurée par un séminaire en juin dernier qui a permis à chaque membre de ce groupe de Planification stratégique, composé de 15 personnes, membres du personnel, élèves et parents, de s’imprégner du projet éducatif et de s’approprier les enjeux de la démarche. Ce qui m’a le plus frappée, c’est la qualité d’engagement et de participation qui s’est tout de suite manifestée dans le groupe. C’est comme si un trou se creusait dans l’espace-temps, où le plomb des contraintes quotidiennes se transformait en plume, permettant à chacun de dégager sa disponibilité, réelle et intérieure, les deux se trouvant d’ailleurs relayés au même plan ! Comme facilitatrice, j’envisageais toutes sortes de freins, de retards, et sincèrement, je suis émerveillée de la fluidité avec laquelle la partition s’est déployée. Il me semble percevoir d’ailleurs que l’entrain est porté aussi par la stimulation intellectuelle que suscite cette démarche structurée et exigeante, et que les acteurs perçoivent en quoi ce travail, par-delà sa finalité institutionnelle, nourrit également leur compétence et donne du sens à leur métier.
Alexandre Abellan : Personnellement, cette démarche m’a profondément transformé. J’ai compris que dans notre fonction, la tentation est permanente de faire, de décider, d’agir vite… à la place des autres. Mais à l’action doit précéder l’écoute, sinon on court le risque que ce ne soit que de l’agitation. Le vrai gain de temps, c’est ce qui apporte de la clarté. Et la clarté naît du temps long. Pour nous tous à NDS Istambul, cette démarche nous prouve qu’un projet d’établissement se construit lorsque l’on accepte d’écouter avant d’agir, de comprendre avant de décider, de discerner avant de produire. Entre l’agitation de Marthe et la disponibilité de Marie, l’établissement a trouvé un chemin d’équilibre. Entre le Chronos dévoreur et la profondeur d’Aiôn, nous avons appris que le temps n’est pas seulement une contrainte : c’est un outil de pilotage, un espace d’unité, de respiration, un levier de transformation. Prendre du temps est une exigence de justesse.

