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Le Temps à l'école , Gilles VERNET

Le Temps et l’Enseignant

AUTEUR


Gilles VERNET

NUMÉRO


2026

Le temps est-il mon ami ou mon ennemi ?

Combien d’enseignantes et d’enseignants se sont implicitement ou explicitement posés cette question ? Le temps est en même temps ce qui nous manque dans notre métier, et ce qui lui donne tout son sens. La contradiction n’est pas toujours facile à vivre.

L’action de l’enseignant, et plus globalement de l’éducation, s’inscrit profondément dans le temps. Or sous la pression des programmes, du fait de l’hétérogénéité du niveau des élèves, le temps est paradoxalement souvent perçu comme ce qui nous contraint, ce qui nous empêche. Un peu à la manière des infirmières tiraillées entre la pression « productive » et leur volonté de bien prendre soin des patients.

Si l’on ajoute à cela la saturation numérique, la nécessité de s’adapter à des changements incessants liés aux innovations technologiques et la volonté parfois donquichottesque de compenser la baisse du niveau général, tout cela pèse lourdement sur notre perception de ce qui est pourtant notre plus grande richesse.

Sénèque dans sa 1e lettre à Lucilius, intitulée « L’emploi du temps », l’explique mieux que tous les longs discours : « Cher Lucilius, tout le reste est d’emprunt, le temps seul est notre bien. C’est la seule chose, fugitive et glissante, dont la nature nous livre la propriété ; et nous en dépossède qui veut. Mais telle est la folie humaine : le don le plus mince et le plus futile, dont la perte au moins se répare, on veut bien se croire obligé pour l’avoir obtenu; et nul ne se juge redevable du temps qu’on lui donne, de ce seul trésor que la meilleure volonté ne peut rembourser. »

Le temps est la matière première de notre enseignement.

Instituteur depuis près de 20 ans, ancien trader, la question du temps m’a toujours fasciné. Au point d’y consacrer le film documentaire « Tout s’accélère » sorti au cinéma puis à la télévision et fondé sur les travaux du philosophe Hartmut Rosa et son fameux livre « Accélération ». J’ai également écrit un livre éponyme sous-titré « Comment faire du temps un allié ? »

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Pour bien analyser cette dernière question qui est finalement tout l’enjeu, il convient tout d’abord de recontextualiser notre travail d’enseignant au sein de la société où il se déploie.

Commençons donc par déculpabiliser tout le monde : il est plus que « normal » d’avoir le sentiment de manquer de temps dans une société en constante accélération économique et technique. Partout, tout le temps, sous l’aiguillon des nouvelles technologies, les communications, les possibilités d’actions et d’applications se démultiplient de manière exponentielle. Le nombre de tâches qui nous incombent en tant que salarié, citoyen et consommateur ne cesse d’augmenter. À moins d’être superwoman ou superman, il est naturellement difficile de faire face à ce tsunami d’injonctions numériques. À cela il faut en outre ajouter les dévoreurs de temps que sont les algorithmes addictifs des réseaux sociaux, des plateformes et des jeux vidéo. Leur puissance de captation de l’attention est devenue un enjeu capital pour l’avenir de nos élèves et donc de notre pays.

Ainsi le rythme de la technologie bouscule ceux de l’être humain. Cela entraine dans toute la société une saturation temporelle et par voie de conséquence le sentiment d’une « famine de temps » comme la nomme Hartmut Rosa. Élèves, parents et enseignants n’échappent pas à la règle.

Pourtant ce constat, dont les racines sont à rechercher dans l’alliance hégémonique et chronophage de la finance et de la technologie, pose une profonde question philosophique.

Non seulement le temps est notre seule véritable richesse, mais c’est aussi le maître de nos vies. Il s’impose à nous sans que nous puissions véritablement expliquer en quoi il consiste. Le temps est sans doute le concept qui se rapproche le plus de l’idée de Dieu : il n’a pas d’origine, pas de fin, il est partout présent et pourtant impalpable, et à la manière du titan Chronos dévorant ses enfants il avale les vies humaines comme tout le reste. Il est aussi la source d’un des plus lumineux concepts de la religion bouddhiste : l’impermanence.

Ainsi de ce Dieu, de ce maître de nos vies, de cette toile de fond qui est la condition première de notre existence, nous avons fait un ennemi. Y a-t-il geste plus absurde ?

Peut-on presser le temps ? Peut-il aller plus vite ?

Étienne Klein nous rappelle que l’accélération et la vitesse s’exprime « en fonction du temps » et ne concerne finalement que l’humanité, certainement pas le temps lui-même, pas plus que le vivant dans son ensemble. La mesure mécanique du temps est une invention exclusivement humaine qui a conditionné tous nos progrès scientifiques et qui, sous l’égide de l’adage « Le temps c’est de l’argent », a précipité le monde entier dans l’accélération. Ainsi, peu à peu, notre société s’est mise à battre au rythme des machines plutôt qu’à celui du cœur humain.

Pourtant nous avons beau dire que le temps s’accélère, nous pouvons nous échiner, nous presser, tout donner, une journée n’aura jamais que 24h. Et une année scolaire à peine plus que le temps d’une grossesse.

Cette prise de conscience me paraît essentielle pour les enseignants. Car elle les invite à reprendre possession du temps et à en faire un compagnon de route plutôt qu’un adversaire chaque jour mieux armé.

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Nous n’en faisons pas moins face à une difficulté majeure : l’école sanctuaire du savoir et du savoir-être s’inscrit dans une société de plus en plus aliénée par sa propre course temporelle, dont les solidarités et le vivre ensemble sont les premières victimes.  Influencés, stressés et transformés par la coexistence permanente avec la machine numérique, qui est partout, ne dort jamais et répond sans tarder à nos injonctions et à nos désirs, véritable exutoire de toutes les paresses et de toutes les frustrations, les parents comme les élèves véhiculent l’inquiétude temporelle de notre société jusque dans l’école et jusque dans la classe. Afin d’être adaptée à une société sursaturée d’injonctions productives et consommatoires, cette recherche d’optimisation temporelle dans l’éducation pousse en outre à privilégier l’homogénéité des classes au dépend d’une hétérogénéité dont la richesse a bien été exprimée par Antoine de Saint-Exupéry : « Si tu diffères de moi mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis. »

Globalement, ce contexte façonne négativement notre représentation du temps. Ainsi pris dans une course frénétique il n’est plus du tout question de prendre du recul et encore moins de la hauteur. Quant au temps gratuit, ce temps donné, libéré, qui accouche souvent d’idées insoupçonnées, ce temps-là tend à disparaître. Tous les temps de pause sont mis à profit pour rattraper le temps perdu et si nous n’y prenons pas garde, nous ne raisonnons plus qu’en temps utile, avec nos collègues, nos élèves, nos enfants…

Pourtant nous savons tous combien pour l’enfant le temps est clé, car il est la condition de son bien-être comme de son apprentissage. Le langage s’apprend avec le temps. C’est par la répétition dans le temps qu’on apprend ses tables de multiplications ou qu’on s’améliore jusqu’à la virtuosité dans la pratique d’un instrument de musique comme dans tous les autres champs de l’activité humaine.

Petit à petit l’enfant apprend. Et sa plasticité cérébrale particulièrement développée nous invite à reconsidérer notre rapport au temps dans notre pratique.

Au fil de mon enseignement j’ai réalisé combien ce temps d’apprentissage varie profondément d’un enfant à l’autre. Et la pression temporelle, quoique nécessaire pour préparer l’enfant à la société, peut à partir d’un certain point s’avérer contre-productive comme l’illustrent les paroles de cet ancien élève très incisif à l’oral mais en difficulté à l’écrit : « On nous dit d’aller plus, plus vite, alors on fait comme on nous dit mais à la finale comment dire, on gagne rien, parce qu’à force d’aller vite, comment dire…, on commence à perdre nos moyens et on fait les choses mal ».

Dans son livre Accélération, Hartmut Rosa, explicite le concept de désynchronisation. Selon lui dans une société où tout s’accélère, mécaniquement de plus en plus de gens décrochent. Ils se désynchronisent. Ils ne peuvent plus tenir le rythme. C’est aussi le cas à l’école sous la forme d’une saturation cognitive. Ce nouveau darwinisme peut tous nous interroger, car dans ce système, seuls ceux qui sont capables d’en suivre le rythme restent dans le TGV du progrès. Les autres regardent le train passer. Et c’est toute la difficulté pour l’école, car sous la pression des programmes, derrière son vœu d’épanouissement pour chacun, elle peut devenir alors un théâtre d’angoisse pour les élèves concernés.

Dans le même temps la pression parentale pèse à la fois sur l’enseignant et sur l’élève. Il faut absolument que les « meilleurs » soient préparés aux hautes études. Mais alors que fait-on de tous les autres ? Comme en bourse, y aura-t-il des gagnants et des perdants ? Devons-nous concentrer notre investissement sur les jeunes pousses prometteuses et laisser les autres en jachère ? Mais alors quels enfants laisserons-nous faire faillite ? On voit bien l’inanité du propos.

En outre, soumis dans le cadre familial à l’impatience des parents, bringballés entre le « Attends » et le « Dépêche-toi. », habitué à l’immédiateté technologique et parfois saturés d’activités, beaucoup d’élèves sont devenus terriblement impatients. Ils ne savent plus attendre. Baignant dans l’instantanéité numérique, leur conscience de la durée semble abolie. Ils voudraient tout savoir tout de suite et beaucoup se découragent facilement. Pourquoi accorder de la valeur à la recherche et à la réflexion quand ChatGPT répond instantanément à toutes leurs questions ?

L’ensemble de ces éléments entraine un dilemme, un stress voire un épuisement pour l’enseignant cherchant à répondre à toutes ces injonctions, souvent paradoxales. Sans compter que ce contexte risque de l’empêcher d’instaurer la sérénité et la bienveillance nécessaire à l’acquisition des savoirs.


« Dans une société sous hypnose numérique souvent privée d’oralité, l’école est le dernier véritable sanctuaire de l’échange incarné »


Je n’ai à ce titre aucune leçon à donner ; cela m’arrive souvent de presser mes élèves car le système nous met structurellement en contradiction avec nos bonnes intentions. Les programmes surchargés à force de couches successives, la pression des parents et de la société, l’adaptation permanente aux mutations technologiques ainsi que les obligations administratives donnent à l’enseignant un sentiment croissant de surcharge et, parfois, l’impression de passer à côté de sa mission.

Comment faire alors face à cette carence de temps si nuisible à l’apprentissage et à la transmission ? Quelle posture adopter face aux mutations technologiques incessantes aux conséquences sociétales considérables imposant un cadre temporel tendanciellement toujours plus éprouvant, auquel nous sommes bel et bien obligés de nous adapter ? Comment lutter face à ce processus destructeur d’intelligence, de cohésion et de créativité ?

Je veux vous livrer ici le fruit de mon expérience, non pas en tant que modèle car chaque enseignant crée sa classe, mais comme source de réflexion et de partage.

1e piste :  Se libérer de l’idée de perfection 

Si on pouvait plier une simple feuille de papier 50 fois sur elle-même, son épaisseur approcherait… la distance terre-soleil. Ce fait mathématique, invraisemblable pour notre intuition, interroge : les processus exponentiels – à l’image de celui que nous imposent la démultiplication informationnelle et communicationnelle – finissent toujours par dépasser toujours les limites de l’espace dans lesquelles il se déploie. Pour l’humain il s’agit de ses propres limites biologiques et psychiques.

« À l’impossible nul n’est tenu ! ». Ce proverbe de bon sens devrait libérer quelque peu les enseignants. Pourtant trop souvent professeures et professeurs, anciens bons élèves habitués à se conformer aux exigences académiques, essaient bon an mal an de répondre à toutes les exigences de l’institution et des parents, aux dépens de leur propre sens de la pédagogie, voire de leur santé physique ou mentale.

Nicole Aubert, psychologue et sociologue auteure de « Le culte de l’urgence » rappelle que la fameuse citation de Voltaire : « Le mieux est l’ennemi du bien » est devenue sous l’égide de Tom Peters auteur du « Chaos management », « Le bien est l’ennemi du mieux ». Se contenter du bien serait la garantie d’échouer à faire mieux. Dans cette logique l’individu est invité à l’hyperperformance permanente et in fine à une forme de « combustion de soi » contre-productive.

L’idée est donc de faire du mieux que nous pouvons, de lâcher prise sur ce qui ne dépend pas de nous, de prendre les choses les unes après les autres et surtout de se faire confiance.

Bien comprendre qu’on ne pourra jamais boucler à 100 % le programme, à moins de laisser un tiers des élèves sur le carreau et de brider la liberté créative de l’enseignant. Toucher du doigt, enfin, la valeur du temps gratuit, « non productif », si essentiel à la construction psychique de l’enfant et au déploiement de sa créativité. Et tant pis si le temps contraint crie famine.

2e piste : Enseigner ce qu’on aime

« Éduquer ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer un feu. » disait Montaigne. Et comment allumer un feu si on n’a pas la flamme en soi ?

Le meilleur conseil que j’ai reçu quand j’ai commencé à exercer m’a été donné par un ami instituteur : « Enseigne ce que tu aimes, libère-toi des programmes. ».

L’enseignant connaît les programmes et plein de choses sont enseignées au fil de l’année sans séquences spécifiques. La volonté de répondre à toutes les exigences académiques ainsi qu’à la pression programmatique peut faire passer l’enseignant à côté de l’essentiel : transmettre ses passions, faire aimer sa matière par l’amour qu’il lui porte.

Hartmut Rosa explique dans son ouvrage « Pédagogie de la résonance » combien l’enthousiasme de l’enseignant, tel un diapason « inspirateur », éveille chez les élèves « une propension à la résonance telle qu’elle donnerait vie et voix à la matière ». Cela suppose une capacité de l’enseignant à recueillir la parole des élèves et à « réagir avec tact aux besoins, aux humeurs et aux intérêts des élèves ». De leur côté les élèves doivent être prêts à se laisser émouvoir par l’enseignant et par la matière, en ayant « suffisamment confiance en eux-mêmes afin d’oser la rendre parlante ». Enfin il faut que l’ambiance de la classe y soit favorable et que les élèves n’aient « pas besoin de s’armer contre d’éventuels cas de malveillance, d’humiliation, de moquerie, de harcèlement ».  Ainsi une résonance horizontale peut se créer entre les élèves eux-mêmes.

3e piste : Respirer pour retrouver sérénité et cohésion

Cette pratique que j’ai commencé à instaurer avec la classe avec laquelle j’avais réalisé le film « Tout s’accélère » a littéralement révolutionné mon métier d’enseignant. Face à des enfants de moins en moins aptes à la concentration (du fait de leur addiction aux écrans et à l’immédiateté d’internet), la respiration consciente est un excellent outil.

Les trois minutes de respiration abdominale que nous nous accordons chaque matin après l’appel, tous ensemble, nourrissent le calme, l’attention et la bienveillance dans la classe. Cette pratique permet aussi aux enfants de réapprendre la valeur du temps en redonnant sa place au corps et à la respiration, véritable métronome de nos vies.

4e piste : Alterner les rythmes

Le caractère aliénant de l’accélération, comme l’explique Hartmut Rosa, c’est qu’elle nie les cycles de régénération et les phases de repos qui nourrissent la vitalité. C’est le cas de tous les sportifs professionnels, dont les phases de récupération conditionnent la bonne performance le moment venu.

Pour l’enfant comme pour l’adulte, la solution est donc simple : il s’agit de prendre conscience de la nécessité d’alterner volontairement les rythmes, de laisser des espaces de respiration. « Il y a un temps pour tout » dit l’adage. Dans la classe, c’est connu comme le loup blanc par tous les enseignants : il faut créer des pauses dans la journée pour que les enfants se reposent et se changent les idées pour mieux repartir. Il y a les récréations bien sûr mais aussi tous les moments que propose l’enseignant pour les activités autotéliques. Ces activités qui nous enrichissent intérieurement sans autre but apparent qu’elles-mêmes : le chant, la musique, la lecture, le dessin, le théâtre, le yoga, la cuisine, le jardinage… Cette alternance des rythmes est d’autant plus importante en bas-âge où l’attention ne peut se fixer trop longtemps.

Jouer, imaginer, inventer… Les élèves adorent ça.

Une des activités les plus fructueuses que je propose chaque année à mes élèves en est une illustration. Je leur fais écouter les yeux fermés l’adagio du Quintet 956 de Schubert – œuvre qui selon le pianiste Arthur Rubinstein se rapproche le plus de l’idée du divin – puis je leur demande d’écrire les émotions qu’ils ressentent en entendant la musique. Je les invite ensuite à décrire par écrit les scènes qu’ils visualisent à l’écoute de ce quintet que leur fais passer en boucle. La richesse de leurs productions d’écrit et ce qu’elles disent des élèves témoignent de la valeur de ces temps gratuits nourris de beauté inspirante.

5e piste : Utiliser la technologie à bon escient.

On n’a jamais rien désinventé. La technologie fait désormais partie intégrante de nos vies et de celles de nos enfants. Elle nous précipite dans une marche en avant et une profusion communicationnelle à laquelle nous devons nous adapter sans renier notre humanité. Elle nous fournit également des outils nous permettant de faire certaines choses plus vite, et donc de gagner du temps afin d’en libérer pour autre chose. Mais le paradoxe, comme le souligne Hartmut Rosa, c’est que plus nous avons de moyens de gagner du temps, plus nous semblons en manquer…

Compte-tenu de leur omniprésence dans la société, l’éducation des élèves à la maîtrise de ces outils est devenue quasi impérative, pour leur présent comme pour notre futur. L’idée est de leur apprendre à les utiliser à bon escient pour gagner du temps et non en perdre, pour s’enrichir plutôt que de s’abêtir, de les guider vers les logiciels, les applications et les contenus nourrissants, loin des usages récréatifs chronophages. Un jeu comme Brawl Stars compte plus d’un demi-milliard de téléchargement dans le monde, et plusieurs millions d’utilisateurs actifs, souvent très jeunes, en France. Les alerter et expliquer aux élèves les mécanismes addictifs mis en œuvre par les géants du web sur les réseaux sociaux, les plateformes ou les jeux vidéo, particulièrement à travers le smartphone, est devenu un enjeu de santé publique.

Cette éducation au numérique, évidemment graduelle, accompagne progressivement la maturité de l’enfant. De « plus absent possible » dans la petite enfance, à partir du collège l’éducation à l’usage productif des écrans et surtout de l’ordinateur semble une nécessité afin d’investir positivement le champ numérique plutôt que de livrer les élèves aux réseaux sociaux et aux jeux vidéo.

Mais ce sont aussi les parents qu’il convient avec autorité d’avertir des enjeux liés à l’envahissement numérique. Non seulement la surexposition de leur enfant aux écrans récréatifs peut avoir de lourdes conséquences mais c’est aussi le cas de l’accaparement du reste de la famille par le numérique, chacun sur son écran individuel, qui nuit profondément aux échanges affectifs et langagiers de l’enfant. Avec la réduction de la lecture, ce manque de communication in vivo est une des principales explications de l’érosion du langage à laquelle assistent la plupart des enseignants. Sans parler des conséquences émotionnelles. Pourtant tous les parents comprennent que le temps que nous ne passons pas avec nos enfants ne se rattrapera pas et que celui que nous leur consacrons est le véritable héritage que nous leur transmettons.

6e piste : Partir à la recherche du sens

De tous les moments de la semaine je crois que celui que mes élèves préfèrent est celui de la citation philosophique que je leur dicte, que nous corrigeons et dont nous débattons tous les lundis matin. 

Montesquieu : « Si l’on ne voulait être qu’heureux, cela serait bientôt fait. Mais on veut être plus heureux que les autres et c’est le plus souvent difficile car on imagine les autres plus heureux qu’ils ne sont ».

Sénèque : « Si tu veux être aimé, aime  ».

Socrate sur le marché d’Athènes : « Tant de choses dont je n’ai pas besoin. »

Bouddha : « Rester en colère, c’est comme tenir un charbon ardent dans sa main avec l’intention de le jeter sur quelqu’un : c’est vous qui vous brûlez. »

Il existe une multitude de citations qui peuvent nourrir la réflexion des enfants et des étudiants. Et l’expérience démontre qu’ils sont avides de ces moments d’échanges et de recul face à notre société en manque de repères. À travers les débats dans la classe, la pensée prend forme et le langage se construit, porté par la nécessité de reformuler, puis d’argumenter.


« Bien comprendre qu’on ne pourra jamais boucler à 100 % le programme, à moins de laisser un tiers des élèves sur le carreau et de brider la liberté créative de l’enseignant »


Ainsi à travers la philosophie se met en partage dans la classe une forme de spiritualité laïque qui offre un contrepoids salvateur à l’omniprésence du matériel et de l’informationnel, et à cette urgence qui vide nos vies de leur sens.

Ainsi en cherchant le sens, l’enseignant et les élèves redécouvrent la valeur du langage et temps qui sont nécessaires à son accouchement, le temps du partage, de la réflexion et du débat.

Et comme l’exprime Étienne Klein : « Quand on a trouvé le sens de son action, tout prend sens, et le temps devient non plus un ennemi mais un allié : il va permettre de construire des choses. »

7e piste : Au commencement était le Verbe

Dans notre société accaparée par les écrans individuels, l’apprentissage du langage est, on l’a vu, profondément mis à mal par la réduction générale des temps d’échanges in vivo.

Or rien ne déterminera davantage l’avenir de nos élèves que la manière dont ils pourront construire et exprimer leur pensée.

Le Verbe est la condition de notre vivre ensemble et son érosion est souvent synonyme de recrudescence de la violence verbale ou physique. Le Verbe est aussi le ferment des civilisations et l’incarnation du génie humain par rapport à toutes les autres espèces.

Dans une société sous hypnose numérique souvent privée d’oralité, l’école est le dernier véritable sanctuaire de l’échange incarné. Plus que jamais les enseignants sont les porteurs de la parole et à travers elle du langage. D’où la nécessité d’accorder  suffisamment de place aux échanges oraux et à la réflexion collective dans la classe. Hélas ces temps cruciaux se font souvent en apparence « aux dépens » du programme. Pourtant combien ils conditionnent l’épanouissement de nos élèves !

Paul Rickert exprime admirablement cette mission plus que jamais cardinale de notre métier : « Qu’est-ce que je fais lorsque j’enseigne ? Je parle. Je n’ai pas d’autres gagne-pain, je n’ai pas d’autre dignité, je n’ai pas d’autre manière de transformer le monde et je n’ai pas d’autre influence sur les hommes. La parole est mon travail, la parole est mon royaume. »

Conclusion

Sous l’influence chaque jour plus omniprésente du numérique et des machines « intelligentes », à force de « caresser une vitre », notre société et les êtres humains qui la composent deviennent plus en plus accaparés, pressés temporellement, distanciés, insensibles au vivant, à la souffrance et au divin. Charlie Chaplin l’avait prédit dans son discours qui clôt Le dictateur : « Nous avons développé la vitesse pour finir enfermés. Les machines qui nous apportent l’abondance nous laissent pourtant insatisfaits. Notre savoir nous a rendu cyniques, notre intelligence inhumains. Nous pensons beaucoup trop et ne ressentons pas assez. Étant trop mécanisés, nous manquons d’humanité, de tendresse et de gentillesse. Sans ces qualités, la vie n’est plus que violence et tout est perdu. »

Avec l’intelligence artificielle, quasi instantanée, une nouvelle étape a été franchie dans l’accélération, et sans doute dans notre perte d’humanité.

Car dans notre course contre le temps quelque chose passe souvent à l’as sans vraiment qu’on s’en aperçoive, quelque chose que pourtant tous recherchent : l’amour. L’amour prend du temps. Il s’ancre dans la durée que l’on peut se consacrer. Peut-on aimer sans donner du temps ? Construire une amitié, une famille, élever ses enfants, éduquer, aider l’autre, bref aimer, tout ça s’inscrit dans le temps.

Et l’amour c’est capital, plus capital que l’argent. Si on espère construire un monde meilleur pour demain, ça commence globalement par là. Ça m’est apparu comme une illumination quand j’ai vu l’importance de l’amour de leurs parents pour mes élèves et comme il pouvait à lui seul faire la différence malgré des contextes sociaux réputés difficiles. Les enfants que leurs parents ont pris le temps d’aimer semblent avoir hérité d’une bonne étoile.

Lors des échanges qui suivent la projection du film « Et si on levait les yeux ? » beaucoup d’enfants me disent leur manque. Il y a souvent une réelle souffrance face à cette absence absorbée des parents ou de la fratrie, un vide qui creuse le cœur. Hélas dans le monde des chiffres, si dominant aujourd’hui, l’amour est souvent empêché. Il n’y a pas de proverbe expliquant que « L’amour c’est du temps ».

Alors prenons du temps pour eux, quitte à ce que ce soit parfois au dépend du programme. Gardons du temps pour transmettre par le pouvoir de la parole ce que nous aimons.

Nous avons la chance inouïe de travailler dans un univers en bonne partie sanctuarisé du numérique. Nous vivons chaque jour avec nos classes le temps du face à face, ce temps qui manque à la relation. Parfois à la réparation. Dans notre monde absorbé par l’hyperréel virtuel, l’école, le lycée, le collège sont les sanctuaires de la parole et de l’attention porté à l’Autre, les yeux dans les yeux.

En écho au titre « Et si on levait les yeux ? » et à contrecourant de l’humeur de notre époque, j’aimerais conclure sur un clin d’œil et une note poétique, idéaliste, voire onirique, avec la fin du discours de Charlie Chaplin qui par son génie, la profondeur et la beauté de ses œuvres, continue d’enthousiasmer et d’émouvoir mes élèves près d’un siècle plus tard… sur un écran.

« Hannah, est-ce que tu m’entends ? Où que tu sois, lève les yeux ! Lève les yeux, Hannah ! Les nuages se dissipent ! Le soleil perce ! Nous émergeons des ténèbres pour trouver la lumière ! Nous pénétrons dans un monde nouveau, un monde meilleur, où les hommes domineront leur cupidité, leur haine et leur brutalité. Lève les yeux, Hannah ! L’âme de l’homme a reçu des ailes et enfin elle commence à voler. Elle vole vers l’arc-en-ciel, vers la lumière de l’espoir. Lève les yeux, Hannah ! Lève les yeux ! ».

Bibliographie
Et si on levait les yeux ?, Éditions Vuibert
Tout l’or du monde, Bayard Éditions
Tout s’accélère, Éditions Eyrolles
Maman mourra un jour, Éditions Carnets Nord

Filmographie
Et si on levait les yeux ? Une classe face aux écrans, Wake-up Production
À nous l’opéra !, La Clairière Production
Tout s’accélère, La Clairière Production