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Le Temps à l'école , Martin STEFFENS

Entretien avec Martin Steffens

Géraldine Maugars : Vous enseignez en classes préparatoires. La finalité n’y est-elle pas utilitaire ?

Martin Steffens : Oui et non. Elle l’est, évidemment, au sens où une classe préparatoire prépare à un concours, dont la réussite détermine l’avenir des étudiants. Et l’on peut regretter un apport plus gratuit au savoir, moins pressé notamment par les échéances d’un programme à boucler. Aussi n’est-ce pas par ce bout qu’il faut prendre les choses. Mais ainsi : sans ce concours, pourrais-je obtenir de mes étudiants ce soin qu’ils mettent à la tâche et ce cœur à l’ouvrage ? S’ils devaient par la suite ne pas obtenir l’ENS (ce qui, compte-tenu du nombre de places, est la règle pour la plupart, même pour de brillants candidats), le fruit de cet engagement serait-il vain ? La réponse est non. C’est donc que le concours n’est pas le seul but. C’est un but, au sens du skopos grec, au sens de la médaille que l’athlète vise et à laquelle il sacrifie sa vie sexuelle et son régime alimentaire. La médaille est le but et l’entraînement, le travail en équipe, le surmontement de soi en sont les moyens. Mais si l’on devait proposer à cet athlète d’obtenir cette médaille sans concourir, par exemple parce que vous connaissez le joaillier qui les frappe, le voici qu’il hésiterait pourtant. C’est donc que l’inscription dans une équipe, l’apprentissage des techniques, le surmontement de soi sont aussi le but, dont la médaille est le moyen. C’est le but au sens de télos : c’est le but à même les moyens. Les richesses humaines et intellectuelles d’une préparation au concours c’est ce que l’étudiant réussit quotidiennement, alors même qu’il échouera peut-être. Ces heures d’étude de la Phénoménologie de l’Esprit, même si elles n’ont pas servi sa copie rendue au concours,nul ne les lui enlèvera.

Je dis donc à mes étudiants : jouez le jeu, visez la médaille, le skopos, car sans lui le vrai but ne serait pas atteint ! Mais jouez le jeu sans vous y prendre car la réussite est, comme dans un jeu, dans le fait même de jouer. Soyez attentifs, toujours, au fait que la réussite est là, dans ce rendez-vous que nous honorons quotidiennement autour des grandes œuvres.

Alors, on retrouve l’étonnement gratuit, l’émerveillement devant les choses apprises et comprises. D’autant qu’on ne prête qu’aux riches : si vous, mes étudiants, êtes déjà heureux d’être là, cela se sentira à même vos travaux, et vous réussirez !


« Mes étudiants, parce qu’ils jouent le jeu, échouent, non pas de ne pas savoir leur cours, mais justement à cause de ce savoir, parce qu’ils n’ont pas laissé venir à eux la question qui leur est posée, la manière dont elle leur est posée. »


G.M. : Vous avez consacré beaucoup de travaux à Simone Weil ? Que vous enseigne-t-elle en matière d’enseignement ?

M.S. : D’abord, et c’est très banal pour un weilien, ce sont ses pages sur l’attention, cet « effort négatif », dit-elle, cet effort de n’en faire pas pour laisser pénétrer en nous l’objet de notre pensée[1]. Mes étudiants, parce qu’ils jouent le jeu, échouent, non pas de ne pas savoir leur cours, mais justement à cause de ce savoir, parce qu’ils n’ont pas laissé venir à eux la question qui leur est posée, la manière dont elle leur est posée. Simone Weil écrit : « La pensée doit être, à toutes les pensées particulières et déjà formées, comme un homme sur une montagne qui, regardant devant lui, aperçoit en même temps sous lui, mais sans les regarder, beaucoup de forêts et de plaines. Et surtout, la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer. »

Mais il y a autre chose que je prends chez Weil : sa manière d’écrire, stylistiquement et… graphologiquement. Son professeur Alain est derrière tout ça. Je sais qu’il demandait à certains de ses élèves de refaire des cahiers d’écriture afin d’être lisible. Je rappelle à mes étudiants que leur copie est un objet transitif, qu’elle n’est pas une pièce à conviction de leur peur personnelle de n’être pas aimables, mais quelque chose qu’ils offrent à un lecteur, en l’occurrence moi. Ils doivent avoir de l’égard vis-à-vis de cet homme fatigué, qui a une famille nombreuse à nourrir, qui fait de la phobie administrative et mange trop de chocolat quand il corrige trop de copies. Rien ne m’est plus désagréable que d’être arrêté dans l’accès au fond (la thèse du propos) ou à sa forme (son armature logique) par sa matérialité graphique. Or, on a avec Simone Weil (je leur montre des photographies des pages de ses cahiers) une pensée surpuissante avec l’écriture d’un enfant de huit ans !

Et puis il y a son style. Je crois qu’Alain interdisait à ses khâgneux toute rature. Il faut poser une première thèse. Sujet, verbe, complément. Puis corriger ce qu’elle dit mal, ou approximativement, par la phrase qui suit. Simone Weil semble écrire à reculons avec, comme repère, la chaleur que l’on sent de plus en plus forte dans son dos, sur sa nuque. J’engage mes étudiants à écrire ainsi, en direct, sans avoir déjà tout pesé et tout pensé au brouillon. Le lecteur doit sentir la « pensée pensante » sous la « pensée pensée », la pensée posée dans la copie. On sent chez Simone Weil qu’elle sait ce qu’elle veut dire, mais ne le découvre qu’au fil de phrases qui « approximativent » le vrai. Il faudrait inventer le mot, pour dire qu’on ne s’approche du vrai que par une approximation, approximation qui nous en éloigne d’autant afin de susciter l’approximation suivante…


« Je dis donc à mes étudiants : jouez le jeu, visez la médaille, le skopos, car sans lui le vrai but ne serait pas atteint ! Mais jouez le jeu sans vous y prendre car la réussite est, comme dans un jeu, dans le fait même de jouer. Soyez attentifs, toujours, au fait que la réussite est là, dans ce rendez-vous que nous honorons quotidiennement autour des grandes œuvres. »


Soit dit en passant, c’est toute la philosophie française, avant qu’elle ne se mette à poétiser en allemand, à la suite de Hegel mais surtout Husserl et Heidegger, qui écrivait ainsi. J’invite mes étudiants à imiter Ravaisson, Durkheim, Bergson, Louis Lavelle, Canguilhem… Levinas, Derrida, Michel Henry, qu’il faut lire, ce sera pour plus tard.

G.M. : Enseigner suppose de séparer le sérieux du jeu comme le prône Kant. Quelle est votre pratique ?

M.S. : L’an passé, nous avions le thème de la métaphysique. Thème difficile pour la majorité des étudiants, qui n’étaient pas spécialistes en philosophie. La quête du principe premier… En milieu d’année, lors de la correction du sujet « Y a-t-il des erreurs métaphysiques ? », je leur présente un plan facile : d’abord, pas d’erreur métaphysique puisque, n’ayant aucune expérience sensible des trois grands principes (âme, monde ou Dieu…), nous ne pouvons pas corriger la conception que l’on s’en fait. Seconde partie, incipit Nietzsche : c’est donc que la métaphysique elle-même est une erreur, une errance. A moins que, troisième partie, on ose du principe la définition suivante : il est une hypothèse sur le tout de l’existence, hypothèse que tout le monde, plus ou moins consciemment, formule. Il répond à la question : « Au fond, qu’y a-t-il ? » Des atomes et du vide ? Une nature qui ne fait rien en vain ? Un Dieu d’amour ? Rien ? Je leur ai suggéré l’idée que cette hypothèse avait forcément des conséquences sur la manière dont nous recevons la vie : l’épicurien, pour qui tout n’est que mouvement de matière, n’est pas un stoïcien, qui pose au fond de tout un logos ordonnateur…

Petit jeu : j’ai écrit la semaine d’un homme qui, pour chaque jour, choisirait une option métaphysique. Lundi, il est démocritéen et, dans la neige qui tombe, voit une métaphore de ce hasard qui, parfois, fait bien les choses. Ce sera un homme plutôt « bonhomme », qui n’attend rien de la vie, ne se brûle à aucun idéal, veille à ne pas trop s’attacher. Le lendemain, il se réveille aristotélicien, sentant dans son effort pour quitter le lit comme un passage de la puissance à l’acte… Autre principe, autre figure ! Mercredi, il est scotiste : le monde est créé par un Dieu d’amour et d’aventure, la vie est un événement dont la mesure est celle des bras qu’on ouvre pour lui faire bon accueil. Etc. Pour chaque jour, mes étudiants devaient deviner quel principe s’y cachait, quel métaphysicien cet homme était en train d’incarner. Je me suis régalé à écrire ces chroniques. Mais j’avais laissé un jour vide, qu’ils devaient eux-mêmes rédiger : à mon tour de deviner à quel penseur ils avaient pensé… Je crois que j’ai lu les plus belles pages de mon histoire de professeur. Ils mirent tout leur talent littéraire à illustrer la précellence métaphysique. Et ça a été une conversion collective (j’exagère à peine) au thème de l’année : ils avaient compris que nous ne comprenons pas la métaphysique, que nous sommes déjà compris en elle, et que cette compréhension vérifiait sa vérité, non pas empiriquement (comme les énoncés scientifiques), mais expérienciellement, dans la plus ou moins grande amplitude que le choix d’un principe donne à notre vie.


[1] S. Weil, Attente de Dieu, La Colombe, Ed. du Vieux Colombier, 1950, pp.119-123.