Le Maître intérieur

Revue de pédagogie

Accueil > Le Temps à l'école > Édito « Le Temps à l’école »
Le Temps à l'école , Baptiste JACOMINO

Édito « Le Temps à l’école »

NUMÉRO


2026

Paul est en train de faire un devoir sur table. L’ambiance est morne, le temps long. On se tait ou on ricane. Le professeur surveille vaguement. On entre dans la classe : c’est une livraison pour Paul Dedalus. Le lycéen se lève, demande à pouvoir sortir : « C’est pour le cinéclub ». On l’y autorise. Il rend sa copie et quitte la salle en jetant à ses camarades, restés là, un regard où se mêle un plaisir, une arrogance et une insolence. Paul sort d’un temporalité pour entrer dans une autre, qui n’est qu’à lui : un temps privilégié offert par le cinéma.

La scène est tirée de Spectateurs ! – le film d’Arnaud Desplechin. Ne renvoie-t-elle pas chacun d’entre nous à ces moments marquants lors desquels on a senti qu’on sortait du temps souvent impersonnel et uniforme de l’école pour pénétrer dans des moments à part, privilégiés, personnels, surgis dans les interstices de la forme scolaire ? Les romans et les films dont l’intrigue se déroule en milieu scolaire nous parlent souvent de ces moments. Dans Le Grand Meaulnes, dans Harry Potter, dans Spectateurs !, dans Trois souvenirs de ma jeunesse, dans Les Grands esprits, ce qui se donne à voir comme important, c’est la possibilité à l’école d’un autre temps que celui qui se répète, à l’identique, simultanément, pour tous, d’un jour à l’autre ou d’une semaine à l’autre. Peut-être ces moments différents et précieux sont-ils d’autant plus troublants et mémorables qu’ils font contraste avec le reste du temps, normé et normatif.


« Ces moments marquants lors desquels on a senti qu’on sortait du temps souvent impersonnel et uniforme de l’école pour pénétrer dans des moments à part, privilégiés, personnels, surgis dans les interstices de la forme scolaire »


Souvent dans les films et les romans, l’expérience d’un temps à part ne se trouve que dans les marges du temps pour tous. Il opère à la manière d’un braconnier en utilisant un moment d’inattention des surveillants, en contournant le cadre habituel, en se faufilant dans un projet inédit, en profitant d’une sortie, d’un voyage ou d’un évènement exceptionnel… On pourrait dire, à la manière de Michel de Certeau, que le sujet à l’école s’approprie en tacticien discret et obstiné un temps qui n’a pas été conçu pour lui mais pour tous.

Il arrive toutefois que des techniques et des initiatives pédagogiques pensent la personnalisation du temps avant même que le sujet ne vienne chercher sa place entre les mailles du filet. Quand Célestin Freinet ou le père Faure proposent aux élèves de concevoir eux-mêmes leur plan de travail pour la semaine, quand Montessori permet à chacun de mener à son rythme l’activité choisie, quand la pédagogie coopérative offre au groupe la possibilité de trouver son tempo par l’écoute mutuelle, quand un établissement permet à ses élèves de rediscuter de leurs choix de disciplines et d’emploi du temps plusieurs fois par an, quand un professeur organise sa classe pour que plusieurs temporalités d’apprentissage puissent coexister dans un même espace, le temps scolaire devient moins impersonnel et l’on passe d’une égalité formelle, celle du même temps pour tous, à une meilleur prise en compte de la dignité de chacun dans sa différence.